Y a-t-il encore un modèle de ville européenne ?

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  • Patrick Le Galès

    Directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po

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Patrick Le Galès est directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po. Ses recherches portent notamment sur la sociologie urbaine dans les grandes métropoles et les villes européennes : nous l’avons rencontré pour en savoir plus sur le passé – et l’avenir – des villes européennes.

Qu’est-ce qui unit les villes européennes ?

Ce qui unit les villes européennes, c’est d’abord une dimension historique liée à la force du commerce. Il faut aussi citer l’héritage de l’Église, puisque les monastères ont participé à l’organisation de certaines villes, et le rôle de l’État.

Les villes deviennent au Moyen Âge un espace politique et social différent du modèle principal de l’époque qu’est la féodalité. Une certaine autonomie politique est à l’œuvre localement, et le rôle du maire devient très important. C’est un héritage qu’on retrouve encore aujourd’hui.

On constate ainsi une carte des villes européennes remarquablement stable depuis le 14ème siècle, si on exclut la révolution industrielle et les guerres. Elles représentent une forme urbaine assez particulière, avec la présence d’un centre politique, d’un centre religieux et d’un centre d’espace public. Si mes étudiants veulent organiser une manifestation à Stockholm ou à Padoue, ils savent où aller : il y aura une place devant la mairie ou devant l’église. À Los Angeles, il faudrait bloquer l’autoroute. On n’est pas du tout dans le même monde urbain.

Une autre caractéristique des villes européennes est leur taille. On observe une très forte densité de villes de 300 000 à 3 millions d’habitants qui renvoie à la géographie politique et commerciale du Moyen Âge.

Dans les années 1980, certains chercheurs considéraient que le modèle de la ville globale étasunienne ou chinoise allait devenir dominant, et que les villes européennes deviendraient obsolètes. Or le modèle des villes européennes est resté puissant, même s’il est en recul en Europe orientale, où les villes de plus petite taille sont en déclin. En parallèle, Londres et Paris se sont aussi beaucoup développées : les villes-mondes sont donc aussi présentes en Europe.

Quels sont les principaux défis auxquels doivent faire face les villes européennes ?

La périurbanisation, le vieillissement de la population et l’augmentation des inégalités remettent en cause le modèle classique de la ville européenne. La question, c’est que met-on en place maintenant, et que va-t-il se passer dans les 20 ou 30 prochaines années ?

On peut imaginer plusieurs tests, à commencer par la réponse à la crise climatique. Est-ce que les villes européennes vont être capables de développer des actions collectives pour s’adapter de façon plus efficace que dans d’autres parties du monde ? C’est déjà un peu le cas actuellement, il y a beaucoup d’investissements sur le sujet.

Un deuxième test porte sur les formes d’ordre social et de gouvernance urbaine qui limitent le recours à la violence, qu’il s’agisse de la violence exercée par les groupes mafieux ou de la violence exercée par l’État.

Un troisième test concerne l’accroissement des inégalités : va-t-on garder en Europe des modèles relativement plus égalitaires que dans le reste du monde ?

Un quatrième test sera de voir si les villes européennes arrivent à maintenir des services de qualité : transport, santé, éducation…

Un cinquième et dernier test pourrait être la financiarisation, c’est-à-dire le financement des infrastructures (eau, énergie…) par des grandes firmes internationales. Va-t-on voir des entreprises privées décider de la construction de logements par exemple, ou est-ce que la gouvernance municipale va préserver des modèles impliquant les habitants dans les décisions qui les concernent ?   

Quel rôle joue la technologie dans le développement et la vie des villes européennes ? 

Dans le “capitalisme de plateforme”, il y a à la fois un aspect financier et un aspect technologique. Une plateforme comme Airbnb peut aider à optimiser l’utilisation des logements. Le problème, c’est lorsqu’un ensemble d’acteurs organise la production de logements pour le tourisme et chasse les habitants. Si vous n’avez que des Airbnb en centre-ville, vous avez moins d’enfants à l’école, moins de services publics, moins de capacités à organiser la vie collective pour les habitants. Cela peut conduire au déclin des villes.

Sur la technologie, on peut aussi parler des données, et de l’échec de l’opération Smart City de Cisco et IBM qui voulait centraliser toutes les données via un opérateur unique. Mais beaucoup de services, comme la gestion de l’eau ou de l’énergie, sont aujourd’hui optimisés grâce aux données. On assiste actuellement à des expériences avec l’intelligence artificielle générative, qui peuvent se faire de façon très autoritaire ou plus démocratique.

Il y a toujours eu un partenariat public-privé dans les villes européennes. Il faut maintenant que les Européens arrivent à inventer un modèle de ville qui optimise un ensemble de services via les données tout en gardant une dimension démocratique.

Comment voyez-vous les villes européennes se positionner face à la compétition internationale ? 

Cela dépend de ce qu’on entend par compétition. En tourisme, les villes européennes se débrouillent très bien. Les conditions de vie y sont bonnes, mais en termes de développement économique et d’innovation, l’Europe a un peu décroché par rapport à la Chine et aux États-Unis. Le risque, c’est un vieillissement confortable.

Les villes européennes vont donc devoir intégrer des innovations technologiques et sociales dans les prochaines années. Réfléchir à l’économie circulaire, à l’intégration des personnes immigrées… C’est ce qui se joue actuellement dans les villes européennes, et c’est ce qui est intéressant à observer.