Patrimoine des villes européennes : préserver ou réinventer ?

  • Ville

Experts

  • Ariella Masboungi

    Lauréate du Grand prix de l’urbanisme en 2016 et ancienne haute fonctionnaire

    Nouvelle fenêtre

Comment les villes européennes associent-elles protection du patrimoine et dynamisme urbain ? Nous avons exploré quelques solutions innovantes avec l’architecte-urbaniste Ariella Masboungi, récompensée du Grand prix de l’urbanisme en 2016 et ancienne haute fonctionnaire.

Qu’est-ce qui constitue le patrimoine des villes européennes ? 

Les villes européennes ont une identité commune, qui est évidente quand on voyage : on retrouve la grande place, le marché, l’hôtel de ville, des quartiers médiévaux, Renaissance, contemporains…

Mais l’attitude face au patrimoine n’est pas toujours la même. Au Royaume-Uni par exemple, il est plus aisé d’ajouter des éléments contemporains à un édifice historique sans choquer – même si les choses évoluent, cette flexibilité est moins de mise en France. 

Les Allemands ont été les premiers à reconvertir le patrimoine industriel dès la fin des années 1980, comme en témoigne la transformation de l’Emscher Park[1] dans la Ruhr. À l’inverse, pour la renaissance spectaculaire de Bilbao que j’ai beaucoup étudiée, il ne reste qu’un bâtiment témoin de l’ère industrielle, et je trouve cela dommageable.

Le patrimoine s’est longtemps résumé aux “vieilles pierres”, puis aux édifices remarquables. On a ensuite élargi la notion aux ensembles urbains de qualité, même si chacun pris individuellement n’était pas exceptionnel. Des périodes peu valorisées ont également intégré le patrimoine : les constructions du XIXème siècle ont tardé à être protégées, tout comme le patrimoine industriel, les faubourgs et à présent les grands ensembles. 

À mon sens le patrimoine est notre histoire, constitue notre attachement à des lieux. Cela inclut les paysages, l’environnement, les modes de vie… 

Vous avez co-écrit le livre « La ville pas chiante, alternatives à la ville générique ». Les villes européennes risquent-elles de devenir chiantes ? 

Beaucoup le deviennent pour plein de raisons : les extensions urbaines sont souvent dessinées de manière générique, ou à la mode du moment, sans conservation de témoins du passé, même banal et je crains le pire si on confie cela à l’IA. 

Les centres-villes historiques ont été banalisés par le commerce. On retrouve les mêmes enseignes partout, au risque de ne plus savoir où on est. Comment éviter cela ? Je pense à la ville de Carouge, en Suisse. Elle a un héritage du XIXème siècle, dessiné de manière magistrale lors de son appartenance au Piémont-Sardaigne, comme Nice et Turin par le duc de Savoie. Son identité forte est modernisée par une large piétonnisation favorisant l’art de bien vivre la ville. Et aucune boutique de chaîne !  

Imaginez des gens qui ont tous le même âge et vivent ensemble : c’est souvent l’identité bâtie des nouveaux quartiers et cela vieillit en même temps. Conserver les témoins du passé a une valeur écologique et mémorielle et diversifie le tissu urbain. C’est ce mélange des âges qui fait nos villes, introduisant surprise et émerveillement. Le patrimoine de demain c’est l’art d’offrir le plaisir de la ville. 

Le défi, c’est de densifier et donner envie aux gens de sortir de chez eux. Il faut orienter des rez-de-chaussée transparents vers la rue, les louer, par exemple à des artistes comme le recommandent les Anglais qui disent que les bénéfices se font sur les étages et que le rôle des RDC est de valoriser le quartier.

Comment protéger l’historique sans limiter le dynamisme de la ville ?

J’étais récemment à Milan. Il y a eu un réel embellissement de la ville, sous l’impulsion du maire Giuseppe Sala qui a laissé beaucoup plus de place aux piétons. Des lieux industriels ont été reconvertis en lieux culturels mais aussi productifs en termes de design. Malgré cela, la gentrification est sans doute à l’œuvre comme dans les villes telles que Barcelone ou Lisbonne, mais aussi Bordeaux et Nantes. Cela rend ces villes moins mixtes et moins accessibles aux classes moyennes qui doivent aller en périphérie… Une ville peut mourir de son succès : le patrimoine, c’est la préservation de l’existant, sa diversification, la multiplicité des styles, mais aussi des gens. 

Pourquoi ne pas prendre plus de liberté dans le mode de reconversion ?  Dans les petites villes et villages, pourquoi ne pas transformer les églises en équipements publics voire en logements comme le font les Canadiens ? Prenez Breda aux Pays-Bas : c’est une ville d’un peu moins de 200 000 habitants, considérée comme l’une des plus durables du pays. La cathédrale se trouve dans l’hyper-centre-ville, et seule une petite partie est dédiée au culte. Le reste est un centre culturel et ludique et le monastère est devenu casino !

Il faut parfois toucher au patrimoine pour qu’il survive, donc dédensifier,  démolir pour garantir l’habitabilité. Dans le « Barrio Chino » de Barcelone, certaines rues faisaient moins de deux mètres. En détruisant des îlots entiers et en créant des places, on a permis aux habitants d’y vivre dans de bonnes conditions. Ou Bayonne, une ville magnifique, où les bâtiments de la vieille ville étaient trop serrés. L’architecte spécialiste du patrimoine Alexandre Melissonos a regroupé des immeubles pour composer des appartements habitables ; ce qui a fait l’objet de critique mais le résultat est là : la vieille ville est habitée. 

Je pense que si on n’est pas optimiste, on ne devient pas urbaniste ! Notre rôle est de déceler les potentialités mêmes cachées d’un territoire, quel qu’il soit, et d’imaginer comment les magnifier. Il faut regarder avec amitié l’héritage de l’histoire, sans tabou excessif, avec une grande ouverture sur les fonctions de demain, souvent inventées par la société civile, sinon cela paralyserait la créativité nécessaire pour faire la ville vivante, belle et désirable.


[1] Programme de reconversion économique, écologique et culturel mené dans la vallée de l’Emscher, une ancienne région minière et sidérurgique en Allemagne. L’IBA Emscher Park a contribué à la renaissance de la Ruhr, région dévastée par l’exploitation du charbon et l’industrie qui, à la fin des années 1980, était frappée par la fermeture des mines et le déclin de la sidérurgie.
Pour en savoir plus : https://www.apur.org/sites/default/files/documents/publication/documents-associes/270.pdf?token=w5RzFpO4